Chine-Tibet: à chacun son panchen-lama.Pékin intensifie sa prise de contrôle du bouddhisme tibétain.
Par Pierre HASKI du journal Libération le vendredi 09 août 2002
Laphoto s'étale à la une de la presse officielle chinoise: le Premierministre, Zhu Rongji, tout sourire, reçoit un khata, l'étoffe de soieblanche rituelle des Tibétains, des mains d'un jeune garçon de 13 ans,lui aussi souriant, vêtu de l'habit rouge des moines bouddhistes.L'article explique que le chef du gouvernement accueille le «XIepanchen-lama» - deuxième dignitaire dans la hiérarchie du bouddhismetibétain, après le dalaï-lama. Il le félicite pour les progrès de sesétudes religieuses et «le respect et l'amour croissants» qu'il a sugagner au sein du peuple tibétain.
Cette audience en apparencebanale, ce 31 juillet, constitue un nouvel épisode d'une des luttesfeutrées les plus étranges qui soient, dans laquelle un pouvoircommuniste, donc athée, se met à décider des réincarnationsbouddhistes... Une opération politiquement délicate, dont l'enjeu est,ni plus ni moins, le contrôle futur du Tibet et de sa religiondominante. Après avoir subi un revers il y a deux ans, avec la fuite enInde du jeune karmapa-lama, autre dignitaire bouddhiste, la Chine veutaujourd'hui gagner la «guerre des panchen-lamas» (mot à mot, grandsavant, ndlr). Pékin tente d'imposer aux Tibétains et au mondel'adolescent de son choix, Gyaincain Norbou, dans le but de peser surla succession de l'actuel dalaï-lama, le chef spirituel des Tibétains,exilé en Inde depuis quarante-trois ans. Ces derniers mois, les Chinoisont multiplié les sorties de «leur» panchen-lama, dont la presse sefait régulièrement l'écho : photo d'une cérémonie au «temple des lamas»de Pékin pour exhorter les bouddhistes à «aimer leur patrie»(c'est-à-dire la Chine), visite au célèbre monastère du Jokhang àLhassa, où on le voit prier devant une statue de Bouddha, visite à unproducteur de médicaments traditionnels, ou encore cérémonie àShigatse, la deuxième ville du Tibet, siège traditionnel dupanchen-lama. Une visibilité croissante pour un jeune garçon docile, àla légitimité aussi mince que la soie des khatas.
Réincarnation.En fait, après la mort du Xe panchen-lama, en 1989, et à l'issue d'unprocessus complexe de sélection, le dalaï-lama avait désigné, en mai1995, un autre enfant pour être la onzième «réincarnation» dupanchen-lama. Pékin l'a aussitôt fait séquestrer: nul n'a plus revudepuis Gendhun Choekyi Nyima, malgré les demandes des gouvernementsoccidentaux et des organisations de défense des droits de l'homme quile décrivent comme «le plus jeune prisonnier politique du monde». Ilserait gardé dans la province du Sichuan, où il suivrait une scolariténormale, selon Pékin. Quant à l'homme qui avait dirigé le processus desélection, Chadrel Rimpoche (1), 62 ans, ancien supérieur duprestigieux monastère tibétain de Tashilumpo, il a été libéré enfévrier, après sept ans de prison pour «trahison», mais a aussitôt étéplacé en résidence surveillée.
Pékin profite en fait de saposition dominante pour imposer ses choix. En 1995, rendu furieux parl'annonce par le dalaï-lama, à Dharamsala, de son choix de l'enfantcensé être la «réincarnation» du panchen-lama, le gouvernement chinoisavait procédé à sa propre sélection : il avait fait tirer au sort soncandidat dans une urne en or, pratique déjà employée dans l'Histoire,mais récusée par le dalaï-lama, qui s'estime seul habilité à trancher.Depuis, l'élu, qui vit dans la banlieue de Pékin avec ses tuteurschinois, et non dans le monastère de Tashilumpo, est préparé pour jouerle rôle de principal collaborateur bouddhiste du pouvoir chinois dansle monde tibétain. Les protestations des exilés n'y changent rien, etceux de l'intérieur se taisent, par peur ou par conviction, impossiblede savoir... Le panchen-lama pourrait jouer un rôle beaucoup plusimportant au service de la Chine à l'avenir. La tradition du bouddhismetibétain veut en effet que le dalaï-lama valide la «réincarnation» dupanchen-lama, et réciproquement. Vu que le XIVe dalaï-lama est âgé de67 ans, il appartiendra au panchen-lama, bien plus jeune que lui, dechoisir la «réincarnation» du chef spirituel mais aussi très politiquedes Tibétains. «S'ils parviennent à contrôler la sélection, les Chinoispeuvent espérer mettre enfin la main sur tout le processus spirituel auTibet», estime Isabel Hilton, une écrivain britannique qui a suivicette «guerre des réincarnations» (2).
Capacité de nuisance. Leprestige international du dalaï-lama, prix Nobel de la paix, en fait unavocat de poids de la cause tibétaine qui serait très affaibli par laconfusion que créerait une querelle de succession à sa disparition.Tenzin Gyatso, le XIVe dalaï-lama, est bien conscient du danger quefait peser l'affaire du panchen-lama. Il a estimé que sa«réincarnation» naîtrait «certainement» hors du Tibet si le conflitactuel se poursuivait, une manière de court-circuiter les efforts dePékin de lui choisir un successeur à sa botte. Et il a même envisagé ladisparition pure et simple de sa fonction. Son «Premier ministre» enexil, Samdhong Rimpoche (1), évoque la mise en place d'institutionsdémocratiques en exil, afin de choisir le successeur du dalaï-lama dansses fonctions politiques. Là encore une manière de réduire la capacitéde nuisance de Pékin. Mais, dans le sourire du Premier ministre chinoisaccueillant «son» panchen-lama, il y a sans doute la satisfactiond'avoir marqué un point décisif dans la bataille pour le contrôle desesprits au Tibet. Quitte, pour les dirigeants communistes, à devenirdes adeptes de la réincarnation....
(1) Rimpoche est un titre honorifique désignant un maître spirituel.
(2) Isabel Hilton, The Search for the Panchen Lama, éd. Viking, Londres, 1999.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire